Essai d’une Delage D8-120 : l’écrin et le bijou

Publié le par Fabien

Essai d’une Delage D8-120 : l’écrin et le bijou

Dans l’histoire automobile, il y a des voitures qui font se tourner sur elles tous les regards. La Delage D8-120 fait partie de ces élues. Le gabarit tout autant que l’élégance, les matériaux luxueux et ce parfum d’années 30, ce modèle témoigne du savoir faire automobile Français en matière de luxe et de technique. En route pour une balade hors normes.

Histoire de la Delage D8-120

Le Front Populaire remporte les législatives en France, la classe ouvrière va peu à peu bénéficier d’avantages sociaux jusque là réservés à une élite. Nous sommes en 1936, année de sortie de la Delage D8-120. Au niveau automobile, même si les gammes Renault, Peugeot et Citroën sont de plus en plus abordables, les marques françaises de prestige sont encore fortes, à l’image de Delahaye et Delage.

Nées au début du XXème siècle, les deux marques se sont rapprochées en 1935, quand Louis Delage dut céder ses actions à Delahaye. A partir de là, les Delage sont devenues, pourrait-on presque dire, des « Delahaye de Luxe ». Vraies fausses jumelles au point que les châssis sortaient des mêmes ateliers Delahaye. Pour ce qui est des carrosseries, ces châssis étaient habillés par les grand noms cet art, comme Letourneur & MarchandJacques SaoutchikFigoni & FalaschiMarcel Pourtout ou encore Henri Chapron qui aura probablement été le plus prolifique sur les D8.

La D8 justement, est une série née en 1929 et dont la principale caractéristique, commune à tous les modèles, est d’être équipée d’un 8 cylindre en ligne. À la base, c’est le L8 de compétition qui équipait la Delage 15 S8. Ce bloc, avec soupapes en tête, avait permis à Delage de remporter le championnat du monde des constructeurs en 1927.

Ce moteur, civilisé, sera donc monté sur la D8 en 1929. Cette première version, forte d’une cylindrée de 4 litres, développait 105 chevaux. Mais le bloc de la D8-120 est un 8 cylindres de l’ère Delahaye et extrapolé du 6 cylindre de la Delahaye 135. Sur la Delage D8-120, la cylindrée évoluera en 1938, de 4302 cm3 à 4750 cm3 sans impact majeur sur les caractéristiques moteur, l’auto devenant alors la D8-120S. Les raffinements techniques les plus marquants de la Delage D8-120, sont des freins hydrauliques, une boîte de vitesse Cotal, et une suspension avant indépendante.

Notre Delage D8-120 du jour

Un si bel écrin

C’est indéniable, la Delage D8-120 en impose. On se sent vraiment tout petit et humble à côté de cette voiture. Carrosserie bicolore, noir et crème, ce cabriolet offre 4 places au confort digne des fauteuils Club, à l’avant comme à l’arrière. Mais nous reviendrons sur l’intérieur…

À voir cette voiture, on comprend aisément pourquoi, depuis sa restauration totale après 40 années d’abandon en bordure de la N7, elle a remporté le « Best of Show » au Concours d’Elégance de La Baule en 2012.

Comme à son habitude, Henri Chapron a dessiné une robe élégante, aux lignes tendues à l’avant, autour du radiateur plat et incliné, qui jouent tout en fluidité au fur et à mesure que l’on progresse vers l’arrière. On n’a qu’une envie, laisser courir une main, gantée de cuir quand même, sur ces formes voluptueuses.

La ligne de caisse est haute et les surfaces vitrées réduites au minimum, si bien que le pare-brise est équipé de 3 essuie-glaces très courts pour permettre une vision acceptable par temps de pluie.

Les ailes avant finissent en marche-pieds à la naissance des ailes arrières, du beige au bordeaux. Les grandes portes ont une ouverture vers l’avant pour favoriser l’accès à l’habitacle. L’ensemble souligne un empattement très long.

À cette époque, l’indication des changements de directions est assurée par des flèches rétractables. Vu leur position sur notre Delage D8 120, à l’avant des portes et à l’aplomb du pare-brise, les flèches de marque Klaxon ne devaient pas avoir un utilité phénoménale !

Au niveau du capot moteur, difficile de ne pas être ébloui, dans tous les sens du terme, par les 4 départs d’échappement chromés. Ils jaillissent du capot pour s’engouffrer dans l’aile avant droite. Comme un signe extérieur de puissance, qui a sa part dans l’élégance intemporelle de cette auto.

Les ailettes réglables de refroidissement moteur sont, quant à elles, symétriques et témoignent de ce temps où le chauffeur, qu’il soit propriétaire ou employé, devait connaître un minimum son auto auto avant de prendre la route.

Une auto destinée à tailler la route et pensée pour. Une véritable invitation à un voyage Baudelairien. Le coffre à bagage possède une large ouverture, même s’il devait nécessiter de ses utilisateurs une bonne condition physique pour y déposer les valises compte tenu de son seuil. Et pour les malles, encore très utilisées à l’époque, un porte-bagage type véronique, avec ses sangles de cuir, équipe le capot de coffre.

La roue de secours est, quant à elle, bien à l’abri de son propre capotage flanqué d’un cache moyeu frappé, comme les 4 autres, d’un Delage flamboyant.

Pour finir, on peut être surpris par la présence d’une seule sortie d’échappement au diamètre modéré quand on l’associe aux 4 flexibles agressifs au niveau des collecteurs. Mais là est tout le savoir faire des motoristes de l’époque, qui dimensionnaient au plus juste ce tube sans silencieux ou autre catalyseur, et qui savait se faire discret dans l’esthétique sans avoir à utiliser débauche de plastiques.

Mais si l’on est vite subjugué par l’harmonie des formes extérieurs, qu’en est-il à l’intérieur ?

Des passagers comblés

Ouvrons la porte… ou regardons par-dessus. Comme dans les voitures de luxe d’avant guerre, souvent conduites par un chauffeur, la conduite est à droite. Cela permettait à l’employé de sortir en premier et dans le même mouvement, permettre aux passagers de descendre en toute sécurité.

La moquette est profonde. Les sièges au cuir souple invitent à prendre place. L’accès aux places arrière, sur un simple basculement du dossier du siège avant, est on ne peut plus aisé lorsque la capote est repliée. Capote en place, cet accès doit rester simple, mais dans ce cas, c’est le passager qui doit être replié, j’en ai bien peur. Nous n’en n’avons pas, fait l’essai, mais compte tenu du temps idéal, cela ne nous est pas venu à l’esprit de fermer cet habitacle.

En montant à bord, on comprend pleinement le sens du terme « banquette arrière ». le dossier vient ici entourer les occupants comme dans un canapé Club. On s’imagine bien, politiquement incorrect, à fumer un cigare Grands Coronas dans un smoking queue de pie, et boire une coupe de champagne en compagnie d’une élégante au boa en plumes et au fume cigarette de 30 cm de long…

A l’avant, le confort reste présent, bien qu’un cran en dessous. Le passager a une place largement suffisant pour ses jambes, face au tableau de bord en bois, orné de cadrans centraux. Le compteur de vitesse et le compte-tour, immenses comme pour être certain que personne dans l’auto ne restera insensible aux performances du pilote et de la somptueuse monture, sont entourés de 4 cadrans plus petits : une jauge d’essence, et et les températures d’huile et d’eau pour que le fonctionnement moteur soit surveillé du coin de l’œil, ainsi qu’une horloge Jeager.

Pour ce qui est de la commande d’indicateurs de changement de direction, l’interrupteur, situé entre les deux grands compteurs, ne favorise pas son utilisation tant le positionnement est anti-ergonomique !

Au volant, enfin, un grand cerceau de bakélite est au premier plan des commandes, situées de part et d’autre de la colonne de direction. A main droite, 2 commodos, et à main gauche, le fameux « moutardier » de commande de la boîte de vitesse Cotal, électromagnétique à 4 rapports en marche avant… comme en marche arrière !

Et oui, la particularité de cette boîte de vitesse est située au plancher : le grand levier au sol entre conducteur et passager avant est un sélecteur qui ,poussé vers l’avant, permettra de rouler en marche avant et, tiré vers l’arrière, permettra de reculer. Un fonctionnement à assimiler avant même de commencer à rouler !

Sous le loooong capot…

Comme dans nombre de voitures d’avant guerre, le capot n’est pas constitué d’une pièce unique à soulever. L’axe horizontal unissant le sommet du radiateur et le tablier de l’habitacle reste fixe et sert de point d’articulation de 2 capots articulés, un droit et un gauche. Et en fonction de l’accès au moteur requis, ces deux capots, qui portent en partie supérieure les ouïes de refroidissement moteur, ne sont pas symétriques une fois ouverts.

Par contre, ils dévoilent un imposant 8 cylindres en ligne de 4302 cm³ au « Delage » moulé dans la masse en lettres de fonte brute sur fond de peinture noire du bloc. Et si aujourd’hui des plastiques masquent la misère sous les capots, ici, on peut constater que tout est parfaitement accessible et ordonné. Tous les câbles électriques sont passés à même la carrosserie.

Le carburateur double corps Stromberg EE3 trône fièrement au sommet du moteur et une plaque de cuivre frappée Delage donne le type de l’auto et le numéro du châssis.

On peut également admirer les sorties d’échappement qui sortiront chromées du capot droit une fois fermé. Bref, dans cette auto entièrement restaurée, ce moteur est un véritable bijou.

Au volant de la Delage D8-120

Comme Benjamin le remarquait en prenant le volant de la Delahaye 135M, pourtant plus récente, l’ergonomie de conduite n’est pas le point fort de ces automobiles de luxe, qui étaient pensées pour un chauffeur. En d’autre termes, les passagers étaient chouchoutés à l’extrême, mais moins la personne au volant. Pourtant, je trouve une position qui convient bien à la philosophie de notre Delage D8-120, plus typée balade, éventuellement rapide, que sport.

Evidemment, une fois au volant, comme on flatte l’encolure d’un cheval, ma main parcourt le volant. Non pas pour rassurer la bête, mais surtout pour me rassurer moi. Ce n’est pas tous les jours que l’on conduit une telle auto. Et là, surprise : mes doigts ne passent pas entre la base du pare-brise et la jante du volant !

Il va donc falloir adapter le maniement du cerceau et retrouver les gestes des anciens : pour tourner à gauche, la main droite pousse le volant de son point bas vers le haut, tandis que la main gauche, une fois la main gauche en butée, vient tirer le volant vers le bas, puis la main droite reprend le relais. Inversement pour tourner à droite évidemment !

Mais dès les premiers tours de roues, cette manipulation deviendra évidente, car très efficace pour les autos sans direction assistée.

Autre manipulation à intégrer, le maniement de l’inverseur et de la Cotal. On décompose… Sélecteur au point mort sur le moutardier, on embraye et on pousse ou tire le levier au plancher pour respectivement aller de l’avant ou reculer. Ensuite, on sélectionne la seconde vitesse pour un démarrage tout en couple et en douceur. La première est réservée à quelques situations particulières et il m’a été demandé de ne pas l’enclencher. Puis on relâche l’embrayage de la même manière qu’avec une boîte de vitesse manuelle.

En marche avant, le passage de la vitesse supérieure se fait sans débrayer dès que l’on atteint les 2000 trs/min. Sur le moutardier, il m’est également recommandé d’accompagner le sélecteur pour ne pas brusquer et abimer la commande électromagnétique et les contacts.

Manipulation à blanc et principe assimilé, on démarre l’auto. Le 8 cylindres se met en mouvement. Dans un bruit grave et feutré, je sens les vibrations lentes qu’il retransmet à la voiture. Régulières. métronomiques. Un véritable chef d’œuvre, une mélodie divine se joue à mes oreilles.

Marche avant sélectionnée, seconde enclenchée, je lève mon pied progressivement de l’embrayage et la Dame Delage D8 120 commence à avancer, sans à-coup. La direction en mouvement est douce et, compte tenu de l’âge et de l’encombrement de l’auto, somme toute plutôt précise.

Dès ces premiers tours de roues, je me rend compte que le but du jeu ne sera pas de faire un chrono ! Par contre, enrouler les grandes courbes des routes du Beaujolais Vert, avec autant de facilité sur le plat qu’en descente ou en côte, est vraiment la manière dont il faut savourer cette voiture. On prend son temps, cheveux au vent (pas pour moi mais pour ceux et celles qui en ont) et ça fait du bien.

La route s’ouvre, une ligne droite apparaît et l’aiguille monte régulièrement. Le couple du 8 cylindres fait merveille et compte tenu des limitations actuelles, notre Delage D8-120 se comporte très bien dans la circulation. Dans le bourg que l’on traverse, les gens reconnaissent l’auto et se retournent sur son passage, l’admiration dans le regard. Ceux qui ne la reconnaissent pas se retournent également, comme on porte son attention sur une œuvre d’art.

Concernant le freinage, à cable et viril, il impose tout de même une bonne dose d’anticipation mais reste rassurant. Le capot, déjà très long de l’extérieur, paraît encore plus long et haut lorsque l’on est assis dans le siège conducteur. Et il devient carrément monstrueux quand on commence à rouler. Le gabarit de l’auto oblige donc également à préparer les manoeuvres à l’avance pour la placer sur la bonne trajectoire, surtout dans le bourg. Sur la route, il faut en plus s’assurer d’entrer dans les virages à la bonne vitesse et en cela, la boîte Cotal fait merveille tant elle est souple dans son utilisation.

Un petit mot aussi en tant que passager. L’image du dandy et de sa belle me revient en tête. À l’arrière, on est tout simplement bien. Les inégalités de la route sont bien filtrées malgré des suspensions rustiques, à lames sur un essieu rigide. Et à l’avant comme à l’arrière, c’est quand même un sentiment de fierté qui domine, d’avoir pu rouler dans un véritable monument automobile, une voiture française au nom légendaire.

Mais il faut déjà rendre les clés…

En conclusion, cette voiture m’a démontré que si la France a été et reste une grande nation de la mode ou de l’art culinaire, elle a été aussi une grande nation du luxe automobile. Et une marque comme Delage n’avait rien à envier à Rolls Royce ou Bentley, marques toujours citées comme sommet du luxe automobile.

A vrai dire, j’ai énormément apprécié conduire cette Delage D8-120, et si l’occasion m’était donnée de conduire à nouveau ce genre d’auto, je répondrai oui instantanément. Car là, c’était une première fois. Et je ne ferai pas un dessin, les premières fois sont souvent frustrantes, de peut de mal faire et de faire mal… Je n’avais jamais eu une auto de cette valeur et de ce gabarit entre les mains. Et si la fierté et le bonheur étaient là, il manquait une petite touche de plaisir.

Mais oui, quel bonheur ! Du bonheur à l’état brut et au parfum d’un temps que peu de gens aujourd’hui ont pu connaître…

Les plusLes moins
Une ligne à couper le souffleUn prix très soutenu
Une auto de légendeUn dynamisme relatif
Le luxe des années 30 à la Française Un gabarit imposant
Un vrai agrément moteurUn entretien délicat
Une boîte très agréable
CritèreNote
Budget Achat5/20
Entretien10/20
Fiabilité16/20
Qualité de fabrication19/20
Confort16/20
Polyvalence15/20
Image17/20
Plaisir de conduite14/20
Facilité de conduite14/20
Ergonomie15/20
Total14,1/20

Conduire une Delage D8-120

Inutile d’aller sur le Bon Coin pour en trouver une sauf à chercher une miniature, et encore ! Et dans cet état, avec ce palmarès en concours d’élégance, encore moins… Ces autos se négocient pour la plupart lors de ventes aux enchères de maisons prestigieuses.

L’une des Delage D8 120 cabriolet produites par Chapron, le châssis 51631 de 1938, a été vendue par la Maison Artcurial (les infos sont là) lors de la vente de Rétromobile 2018 à 536.400€. Bonhams estimait, en 2019, pour sa vente au Grand Palais, une autre Delage D8-120 Chapron entre 650 et 750.000€ (non vendue). De belles sommes qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses.

Cette auto sera proposée lors de la vente Osenat de Février 2024, en marge de Rétromobile. Toutes les infos sont à retrouver ici.

Fiche techniqueDelage D8-120
Années1936-1939
Mécanique
Architecture8 cylindres en ligne
Cylindrée4302 cm³
AlimentationCarburateur Stromberg double-corps
Soupapes16
Puissance Max120 ch à 4500 trs/min
Couple Max244 Nm à 2000 trs/min
Boîte de VitesseElectromagnétique Cotal – 4 Rapports
TransmissionPropulsion
Châssis
Poisition MoteurLongitudinale avant
FreinageTambours à cables AV et AR
VoiesAV 1422 mm / AR 1448 mm
Empattement3378 mm
Dimensions L x l± 5300 x 1850 mm (selon carrosserie)
Poids (relevé)± 1900kg (selon carrosserie)
Performances
Vmax±160 km/h
0 à 100 km/h±18s
400m d.aNC
1000m d.aNC
Poids/Puissance±15 kg/ch
Conso MixteNC
Conso SportiveNC
PrixSupérieure à 500.000 €

Fabien

Un lion et un cheval cabré m'ont fait aimer les voitures de mon enfance... Un livre, «La maîtresse d'acier» de Pierre Coutras, et des pilotes de légende m'ont conduit à me passionner pour des bolides plus anciens. A mon tour de partager avec vous.

Commentaires

  1. Jany Coeur

    Très bon reportage !
    Bravo

    Répondre · · 16 mai 2022 à 17 h 53 min

  2. Claude Gendron

    Excellent reportage sur cette magnifique Delage D8 120 Cabriolet carrossée par Chapron tant en informations qu’en photos. Mais vous ne mentionnez aucunement l’année modèle de cette belle Delage à part peut-être d’avoir été produite entre 1936 et 1939. En faisant une recherche sur le web on apprend que cette belle Delage est un modèle de 1937 !

    Répondre · · 29 octobre 2022 à 0 h 19 min

    1. Fabien

      Effectivement, c’est bien une 1937. Merci pour votre retour !

      Répondre · · 29 octobre 2022 à 8 h 47 min

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